Pessah 2024 – Que transmettre, qu’abandonner ?
Le rituel de Pessah, que j’anime depuis plusieurs années, prend une tournure particulière, cette année, en temps de guerre. Lorsque l’actualité vient percuter le rite, lorsque le terrain autour de la table du seder semble miné, comment amener une réflexion sur le sens de la cérémonie sans alimenter la polarisation ambiante ?
L’année dernière, à la demande générale (sic), j’avais préparé une drasha de Pessah à ma façon. Philippe ayant lancé le débat de lui-même, j’avais renoncé à m’en servir, puisqu’il avait d’une certaine façon précédé mon propos. Elle est néanmoins disponible sur mon blog.
J’essayais d’y expliquer à quel point l’expérience de chacun ne peut ni être réduite à un imaginaire commun, ni être totalement déconnectée de celui-ci. Je voulais souligner à quel point chacune de nos expériences, même celle de ce seder, est singulière et vaut pour elle-même, mais d’autant plus que nous pouvons ensuite tenter de la partager. Et que c’est cette tension entre l’impossibilité de partager notre pleine expérience et notre besoin de le faire qui nourrit nos relations.
Aujourd’hui, alors que notre génération reprend le flambeau, se pose plus que jamais la question de la transmission. Parce que cette question résonne aussi dans le tohu-bohu de l’actualité, qui ne peut manquer de nous rappeler des années noires, alors qu’une fois de plus, les juifs se retrouvent au coeur d’enjeux qui les dépassent largement, et dont ils risquent encore de faire les frais.
Je me suis donc demandé ce que signifie pour moi la transmission de cette histoire, qui, comme pour d’autres autour de la table, n’est pas tout à fait la mienne, mais qui reste de fait celle de mon fils… Qu’est-ce que je voudrais transmettre à mon fils, à travers ce seder de Pessah, qui ait du sens pour lui en ces temps troublés ? Je ne suis sans doute pas le seul à constater à quel point le dialogue devient difficile, partout, sur plein de sujets, et particulièrement pour les juifs de France.
Polarise the people, controversy is the game, dit Ren, un jeune chanteur britannique, qui se demande à juste titre à qui profite ces affrontements permanents, amplifiés à l’envie par les médias et les algorithmes : Truth is less important than the money we designed?
C’est Alain Damasio qui exprime le mieux, sans doute, comment la privatisation du monde emporte toute notre réalité :
Il demeurait ce résidu qui échappait au marché : notre réel banal et commun. […] le réel s’individualise enfin. Il est enfin "produit" -- lui aussi. Il devient personnel et impartageable. Ou s’il est partagé, c’est par communauté intime : en famille, entre amis, entre pairs. Il perd sa dimension universelle. Le réel était l’ultime territoire collectif à envahir et à privatiser définitivement, la vitre derrière laquelle le social est en morceaux, éparpillés en tessons incompatibles.”
Cette transformation de la réalité, qui tend à faire de tout homme une île, nous rend tous extrêmement vulnérables à la tentation de choisir un camp, simplement pour satisfaire notre besoin d’appartenir à quelque chose de plus grand que nous. Et il n’est pas si surprenant qu’aujourd’hui semblent resurgir les pires manipulations de l’opinion de la Guerre froide.
Comment donc faire société quand le contrat social explose de partout, quand certains déclarent ouvertement ne plus vouloir “contracter”, quand la vérité est alternative et chacun suspect ? Face au fanatisme, paradoxalement, j’aurais envie de faire appel à la foi, telle que la décrit Lesley Hazleton, biographe juive agnostique de Mahomet :
Nous devons reconnaître que la vraie foi n’offre pas de réponses faciles. Elle est difficile et têtue. Elle implique un combat sans répit, un questionnement incessant sur ce qu’on croit savoir, une lutte avec les idées et les problèmes. Elle marche de conserve avec le doute, dans un dialogue sans fin avec lui, et quelquefois, un acte de défi conscient. Et ce défi conscient représente ce pourquoi l’agnostique que je suis peut tout de même avoir la foi. J’ai foi, par exemple, en la possibilité d’une paix au Proche-Orient bien que les preuves du contraire ne cessent de s’accumuler. Je n’en suis pas convaincue. Je peux à peine dire que j’y crois. Je peux seulement dire que j’ai foi en cela, m’engager, voilà, envers cette idée, et je le fais précisément en raison de la tentation de me résigner et de baisser les bras, de me retirer dans le silence. Parce que le désespoir s’autoréalise. En affirmant qu’une chose est impossible, on agit de façon à ce qu’elle le devienne. Et quant à moi, je refuse de vivre de cette façon.
Je pourrais reprendre à mon compte chacun de ces mots. Et je voudrais rappeler que nous sommes nombreux dans ce cas. Que les vociférations des extrêmes ne dominent le discours que par la force de notre silence. Qu’il nous appartient de n’être pas qu’une majorité silencieuse. Alors que les réseaux sociaux nous harcèlent jusqu’à l’écœurement d’injonctions à l’empathie pour l’un ou l’autre camp, il est important de se rappeler que la réalité est rarement binaire, que les bons et les méchants, c’est du Disney, mais que la réalité est un peu plus complexe. Dans la république des sondages, dans un monde gouverné par la majorité, l’optimum politique tend vers une polarisation entre deux camps. Chaque problème nous est alors présenté, avec la complicité des médias, comme un choix entre les deux termes d’une alternative. En général, ce type d’alternative simpliste est le signe que le débat est d’emblée mal posé. C’est-à-dire qu’on oppose souvent deux avis quand l’un et l’autre peuvent très bien avoir tort, ou raison. De deux choses l’une, choisissez donc plutôt la troisième : au lieu de participer à un rapport de force, cherchez des solutions.
Aujourd’hui, donc, nous fêtons Pessah, la Pâque juive que Delphine Horvilleur nous invite à célébrer comme la fête de “Pas-que”, un moment où on pourrait se rappeler qu’on n’est pas que juif, pas que français, etc. Abraham, qui fonde le judaïsme, est chaldéen, Moïse, qui guide le peuple hébreu hors d’Egypte, est égyptien, Jésus est juif. Nos identités sont donc toujours multiples et que ceux qui veulent nous enfermer dans une seule identité n’ont jamais de bonnes intentions. Nous sommes des agrégats identitaires, connectés aux autres de mille manières différentes, et la conscience de cette multiplicité est sans doute le meilleur antidote aux identités meurtrières du fanatisme.
J’invite donc chacun d’entre vous, s’il le souhaite, à prendre place à nos côtés pour partager ce que cette cérémonie a de singulier pour vous. C’est la signification de la chaise que j’ai demandé de rajouter entre nous, qui officions aujourd’hui, pour que quiconque puisse s’y poser, venir remplir cet espace vide, ce wiki, pour partager un peu de ce qu’Henri et sa génération vous ont transmis, selon vous, comment ça résonne ou dissonne avec le reste de vos identités et ce qu’à votre tour vous souhaiteriez transmettre — ou pas — lors de ce seder de Pas-que.