Pessah 2023 – Rite et liberté : suis-je tout ou partie ?

Olivier Randier
6 min readApr 6, 2023

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Animer le rituel de Pessah dans la famille juive farouchement laïque de ma femme, pour le goy athée que je suis, est un exercice périlleux. Comment insuffler du sens à un rite auquel ni le public ni l’officiant n’adhère ? Certes, si tout ceci n’a aucun sens pour nous, qu’est-ce qui nous empêche d’en inventer un ? Mais comment le réinventer sans trahir l’attachement intime qui lui est associé ?

Lors du dernier seder, qui est désormais assuré de passer à la postérité (bravo Ondine ! [1]), j’ai pris la liberté de vous proposer une interprétation des ingrédients du plateau rituel, sur la base d’une lecture personnelle de Manières d’être vivant, de Baptiste Morizot, qui me semblait, par sérendipité, résonner avec la cérémonie que j’étais en train de préparer.

Je pensais que la relation que nous avons aux autres êtres vivants avait à voir avec la sortie de l’esclavage que nous évoquons aujourd’hui, qu’il restait pertinent d’interroger notre mode de vie pharaonique, et particulièrement lors d’un rite qui porte sur la transmission aux générations suivantes. J’ai trouvé étonnant, et au final amusant, que ce soit cette liberté d’interprétation qui provoque le plus de réactions chez ceux d’entre vous qui affecte pourtant le plus d’indifférence vis-à-vis du rite. Certains d’entre vous ont en effet trouvé que “c’était vraiment n’importe quoi”, que mon discours n’avait rien à voir avec la cérémonie en cours.

Et vous avez raison. C’est votre liberté de penser que Pessah, c’est d’abord un long repas de famille, ennuyeux et nostalgique, avec des knedeler dans du bouillon de poulet et le refrain d’une chanson écorché par des oreilles enfantines.

C’était d’ailleurs dans ce sens qu’Ondine a pris la liberté de proposer une lecture de ce seder centrée sur la transmission d’un récit familial. Elle en a fait une superbe illustration cinématographique de cette citation de Jean-Luc Godard qui parle d’une histoire qu’on continue à se raconter alors qu’on a oublié tout le reste. Une lecture paradoxalement profondément religieuse, si l’on considère l’une des étymologies de ce mot : religare, “relier”. Car ce dîner continue chaque année à nous relier tous, quelque soit notre distance par ailleurs (salut Noémie [2] !).

De même, c’est la liberté de Gérard de regretter que l’on occulte toute la dimension symbolique de la Hagaddah, avec toute la richesse de la tradition, mais aussi tout ce que l’on pourrait encore tirer de pertinent de ce texte dans le contexte actuel.

Ce que j’ai appris du judaïsme, du moins dans sa version libérale, en assistant mon fils dans la préparation de sa bar-mitzvah, c’est que les textes et les rites ne valent que parce leur signification doit être réactualisée ledor vador, « de génération en génération » et qu’on peut leur faire dire, au fond, ce que l’on veut. Que c’est même un devoir, comme le dit si bien Delphine Horvilleur, de faire violence au Texte pour qu’il ne fasse pas violence aux hommes.

Alors, ce que je voudrais faire dire au texte et à notre tradition aujourd’hui, je vais encore prendre la liberté de le relier arbitrairement (oui, c’est mon 49.3, fallait pas m’inviter) à une de mes lectures. Dans Être écologique, que j’ai reçu à mon anniversaire (merci, Gérard !), Timothy Morton pose une question d’identité, qui résonne à mon sens avec la question de l’identité juive.

Être écologique, selon lui, ce n’est pas chercher à être irréprochable dans ses actions, dans une sorte de concurrence de vertu. Non, être écologique, c’est avant tout avoir un point de vue différent sur le monde, sortir d’une vision utilitariste du vivant, en particulier, illustrée selon Morton par ce lieu commun qui voudrait que le tout soit toujours supérieur à la somme de ses parties. Qu’un organisme, un écosystème ou un individu, une communauté soit toujours supérieure à la somme de ses parties. C’est le principe d’émergence, qui veut qu’on ne peut pas déduire les propriétés d’un système complexe à partir des seules propriétés des éléments qui le constitue. Notamment parce que ces propriétés découlent des relations entre tous ces éléments.

Morton affirme au contraire que la somme des parties est toujours supérieure au tout. Que si on réduit chaque élément à son rôle dans un tout supérieur, on finit par passer à côté de ce qui fait l’essentiel de la vie. Que chaque être est un univers en soi, qui vaut pour lui-même et n’a pas vocation unique à s’abstraire de lui-même au bénéfice d’une entité supérieure.

Ou, pour le dire en chanson, “Herе we are, an atom and a star |
You’re a part of the movement and everything matters”.

Pour autant, le retournement du concept par Timothy Morton n’est pas sans poser d’autres problèmes, notamment par son lien possible avec ce que Baptiste Morizot appelle la conception diodique de la place de l’humain dans le vivant. Il cite Val Plumwood, qui fait remarquer que « la culture de la suprématie humaine propre à l’Occident se caractérise par un très grand effort pour nier que nous humains sommes aussi des animaux placés dans la chaîne alimentaire. Cette négation du fait que nous sommes de la nourriture pour d’autres est visible dans nos pratiques mortuaires et funéraires. Le cercueil solide, que l’on enterre, comme le veut la convention, bien en dessous du niveau d’activité de la faune du sol, et la dalle au-dessus de la tombe pour empêcher quiconque de nous déterrer, permettent d’empêcher le corps humain occidental de devenir de la nourriture pour d’autres espèces. [3] »
Morizot rappelle que « [d]’autres cultures considèrent aussi qu’être mangé fait partie de l’ordre des choses et ne constitue pas une transgression de l’ordre cosmique. On peut le voir dans le rite des funérailles célestes du Tibet, où la dépouille mortelle est mise à disposition des vautours et des canidés sauvages, don du défunt à la terre qui l’a fait naître. La terreur à l’égard du fait d’être consommé n’est donc pas universelle : c’est l’indice qui nous permet d’y voir le tabou lié à un mythe fondateur.
L’humanité occidentale, par contraste, s’est ainsi inventée comme une diode pour l’énergie cosmique : la seule espèce en qui la circulation de l’énergie, ou de la chair-soleil dans le cosmos vivant, ne va que dans un seul sens. [4] »
Il devient alors évident que cette conception de circulation dans un seul sens trouve son expression ultime et poussée jusqu’à l’absurde dans notre mode de vie industriel, linéaire et non cyclique : nous dépensons des quantités aberrantes d’énergie pour extraire des matériaux, produire des objets avec, qui finissent à la poubelle après usage (ou pas), la plupart du temps sans aucune réutilisation possible. Et le débat, certes timide, sur de nouvelles pratiques funéraires, comme l’humusation, prend alors une toute autre dimension, comme indice d’une amorce de changement essentiel du paradigme de notre civilisation.

L’approche de Morton n’est toutefois pas restreinte à l’humanité, rappelant ainsi que les autres êtres vivants ne sont pas juste des éléments d’un décor appelé « nature » ou « environnement », qu’ils n’existent pas qu’en fonction de l’utilité qu’ils ont pour nous, à travers cet « environnement ». Dès lors, on pourrait même postuler que les deux assertions ne sont pas forcément exclusives l’une de l’autre, selon une sorte de principe de relativité. Ainsi, chaque être, si on se place à son niveau, est toujours supérieur à la somme des parties qui le constituent, mais jamais réductible à n’exister qu’en tant que partie d’une entité supérieure.

De même, chaque Pessah familial vaut pour lui-même, et pas seulement pour sa contribution à la communauté. Et chaque expérience individuelle du seder est unique et singulière, parce qu’au fond, pour chacun d’entre nous, le monde n’existe que parce que nous en faisons l’expérience et parce que notre position est unique dans l’espace relationnel commun, même si ce sont toutes ces relations qui en font la saveur. Parce qu’aucun homme n’est une île, certes, mais jamais non plus le fleuve ne s’engloutit totalement dans l’océan.

Du coup, je vous propose de prendre la liberté, si vous le souhaitez, pendant qu’on continue le seder, ou plus tard, de nous dire ce qu’est Pessah pour vous. Et qu’est-ce que vous voudriez que ce soit ?

Chacun est libre de s’emparer de la place que nous occupons, Gérard et moi, ou d’une place libre à côté, aujourd’hui ou une autre fois, pour dire ce qu’il a envie d’exprimer, de la façon qu’il le souhaite, et vous n’êtes pas obligés d’en faire tout un cinéma, ça a déjà été fait !

[1] https://www.film-documentaire.fr/4DACTION/w_fiche_film/67126

[2] Noémie suit le seder sur Zoom depuis la Corée.

[3] Val Plumwood, Human vulnerability and the experience of being prey.

[4] Baptiste Morizot, Sur la piste animale.

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