Pessah 2021–2022 – Le plateau du seder : 6 manières d’être vivant

Olivier Randier
8 min readMar 28, 2021

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J’anime depuis plusieurs années le rituel du repas de Pessah, la Pâque juive, dans la famille farouchement laïque de ma femme. J’y joue le rôle étrange du goy de service, prenant en charge une cérémonie à laquelle tous sont attachés, tout en manifestant un désintérêt très affecté à l’accomplir. Chaque année, l’athée que je suis est donc confronté à une question que doivent affronter nombre d’officiants, dans toutes les religions : comment trouver et susciter de l’intérêt non tant pour le rite, mais pour sa symbolique et ce que l’on peut en tirer, comme support d’une réflexion actuelle ?

Ce que j’ai appris du judaïsme, du moins dans sa version libérale, en assistant mon fils dans la préparation de sa bar-mitzvah, c’est que les textes et les rites ne valent que parce leur signification doit être réactualisée « de génération en génération » et qu’on peut leur faire dire, au fond, ce que l’on veut. Que c’est même un devoir, comme le dit si bien Delphine Horvilleur, de faire violence au Texte pour qu’il ne fasse pas violence aux hommes.

La meilleure définition du judaïsme que je connaisse, je l’ai trouvée dans une case de la bande dessinée le Chat du rabbin, où le rabbin explique au chat, son élève, que la philosophie grecque c’est thèse, antithèse, synthèse, alors que le judaïsme c’est thèse, antithèse, antithèse, antithèse, antithèse, antithèse…

Je pense la confrontation entre ces deux manières de penser (entre autres) comme un dialogue, particulièrement important et fertile, parce qu’il souligne que c’est la tension entre notre désir de simplifier le monde pour le comprendre et la conscience que notre raison ne peut jamais en épuiser la complexité, c’est justement cette contradiction irréductible qui nous fait avancer.

Cette année, il se trouve que la préparation du seder a concordé pour moi avec la lecture de Manières d’être vivant, de Baptiste Morizot, qui a résonné spontanément en moi avec la symbolique de Pessah. J’ai eu donc envie de convier Socrate au banquet, en donnant des éléments du plateau du seder une lecture personnelle, en lien avec les problématiques d’aujourd’hui, et particulièrement celles auxquelles seront confrontés les jeunes générations. En effet, le rituel de Pessah s’adresse particulièrement à eux, puisqu’il parle de transmission, de questionnement, d’esclavage et de liberté.

Qu’avons-nous, donc, sur le plateau du seder ?

Karpass et hozereth (כרפס וחזרת). Tout d’abord, des herbes, des légumes, qui interviennent deux fois dans le rite, parce que nous nourrissons essentiellement de végétaux. En hors d’œuvre, comme les riches romains, nous dit la tradition. Ce geste inhabituel a pour objectif de susciter le questionnement des enfants : « Pourquoi cette soirée est-elle différente de toutes les autres ? » Il peut aussi nous inciter à un questionnement d’adulte : pourquoi, par exemple, avons-nous progressivement assimilé la richesse à la consommation de viande ? Et en plaçant le karpass au début du rituel, le seder, l’« ordre », ne vient-il pas interroger la part que nous faisons au végétal dans notre esprit ? Pourtant, la biomasse végétale est cent fois plus importante que la biomasse animale « visible ». Pour Baptiste Morizot, la crise écologique est d’abord une crise de la sensibilité : nous sommes devenus aveugles à la vie qui nous entoure, et plus ignorants que nous l’avons jamais été. « Une étude récente montre qu’un enfant nord-américain entre 4 et 10 ans est capable de reconnaître et distinguer plus de mille logos de marques, mais n’est pas en mesure d’identifier les feuilles de dix plantes de sa région. » Robert Pyle parle d’« extinction de l’expérience de la nature ».
Notons aussi que le karpass, trempé dans l’eau salée, est censé renvoyer au meurtre symbolique de Joseph. C’est troublant, parce que le fait de manger des plantes est rarement ainsi assimilé à un meurtre. Mais la botanique est en pleine révolution et considère de plus en plus les plantes, et particulièrement les arbres, comme des êtres sensibles, voire intelligents. Quoique nous fassions, il semble donc que nous soyons condamnés à tuer pour nous nourrir, et à vivre avec. Mais il nous appartient de respecter le cycle de la vie.

L’eau salée, ensuite, parce que nous salons notre nourriture pour maintenir l’équilibre métabolique de notre océan intérieur. L’être humain est composé à 70% d’eau salée, y compris dans les larmes que les enfants d’Israël (et d’ailleurs) versent pendant leur esclavage. Et notre métabolisme dépend encore d’échanges d’ions sodium et potassium. C’est un héritage de notre passé d’animaux marins, car nous avons dû embarquer une part de cet océan dans notre propre corps pour pouvoir nous mouvoir sur terre. Nous descendons en droite ligne d’une éponge gorgée d’eau de mer. Et cela doit nous rappeler que chaque être vivant, aussi insignifiant nous paraît-il selon nos critères auto-centrés, est susceptible d’engendrer, par la force de l’évolution et du temps, une descendance peut-être aussi, voire plus intéressante que nous-mêmes, même selon nos propres critères. La sixième extinction ne revient donc pas seulement à brûler la bibliothèque de l’évolution, mais encore tout le potentiel évolutif engendré par ces espèces exterminées.

Zeroa (זדוע). À l’époque où le Temple existait, les juifs se rendaient à Jérusalem et y sacrifiaient l’agneau pascal en cette soirée du seder. Ils le faisaient rôtir et le mangeaient en famille. C’était le clou de la soirée, le dessert, après lequel on ne mangeait plus rien. C’était aussi un acte très provocateur que de tuer un ovin en sortant du pays du dieu bélier, Amon. L’os d’agneau que nous plaçons sur le plateau du Seder est là pour marquer ce sacrifice que nous ne faisons plus, tout comme Abraham renonce à sacrifier son fils et lui substitue un bélier. L’os de l’agneau pascal rappelle que nous devons notre vie au sacrifice d’autrui. L’agneau dont le sang servit à marquer les linteaux des portes des maisons des hébreux pour leur éviter la dixième plaie d’Egypte, mais aussi, plus généralement, les animaux que nous mangeons. Et cet os n’est pas très différent des nôtres, ce qui explique peut-être cette possibilité de substitution. Parce que, bien que nous nous imaginions et agissions en super-prédateur, notre place naturelle dans la chaîne alimentaire est en réalité plus proche de celle du mouton que de celle du lion.

Betsa (ביצה). L’œuf nous rappelle évidemment le cycle de la vie. Mais il est ici symbole de deuil pour la destruction du Temple. Parce qu’il représente une naissance qui n’a pas abouti. Faire de l’œuf à la fois le symbole de la vie et de la mort nous rappelle à quel point les deux sont imbriqués. La mort d’un être vivant est souvent ce qui permet la vie d’un autre et l’équilibre du monde, la possibilité de la vie, repose sur cette succession. Le remettre en cause pour vivre à tout prix, c’est risquer de détruire le Temple lui-même, donc la vie même. C’est ce que fait remarquer Daniel Quinn, dans Ishmael : l’épisode de Caïn et Abel, juste après la Chute, serait ainsi un témoignage de première main de la conquête violente des terres par les premières civilisations agricoles du Croissant fertile, au nom de leur désir de reproduction sans limites. Les premiers Sémites, pasteurs nomades, témoins de cette conquête, proposent avec le récit de la Chute une tentative d’explication de ce comportement incompréhensible et prédateur : ces agriculteurs conquérants ont dû être punis et chassés du paradis naturel, pour avoir mangé du fruit de la connaissance du bien et du mal et s’être ainsi arrogés droit de vie ou de mort sur les terres qu’ils prennent et leurs habitants. Ces hommes sont donc condamnés à travailler et leurs femmes à souffrir —fréquemment — des douleurs de l’enfantement, à cause d’Ève, qui a tenté Adam avec une promesse de vie, de reproduction sans limites.

Maror (מרור). Les herbes amères, en mémoire de l’esclavage et de son amertume : les goûts nous servent à identifier les aliments utiles ou dangereux. Le goût amer est rejeté d’emblée par les enfants, parce qu’il signale une substance potentiellement toxique. Pourtant, avec l’expérience, nous apprenons à apprécier ce goût, ainsi que celui de l’umami, récemment découvert, parce que notre espèce a appris à utiliser certaines fermentations, qui sont une forme de pré-digestion des aliments, souvent pour faciliter la conservation. Un tiers de notre alimentation est modifiée par des champignons et des levures, des êtres qui suscitent notre dégoût généralement, lorsqu’ils deviennent apparents. Plus dégoûtant encore, les organismes utilisés pour ces fermentations proviennent parfois de notre propre microbiome, de la salive, de notre peau, ce qui contribue, dans certaines communautés, à un partage et à une harmonisation des microbiomes. Ce qui nous rappelle aussi que nous sommes, à l’image du Créateur, tel qu’il est présenté dans la tradition juive, à la fois un et multiple : une colonie d’organismes avec une conscience de soi.

Les matzot, le pain non levé, nous rappellent que nos civilisations même doivent beaucoup aux levures. Ainsi, il existe un débat entre anthropologues pour savoir si l’agriculture et la sédentarisation sont dues au goût pour le pain ou pour la bière (on a découvert en Israël des traces de brassage vieilles de 13 000 ans, donc antérieures à l’agriculture), mais dans les deux cas, ces micro-organismes auraient joué un rôle considérable dans la naissance de nos civilisations agricoles. Supprimer le hametz (les traces de pain qui doivent disparaître de la maison avant Pessah) et manger du pain non levé pourrait ainsi être vu comme une expérience de pensée nous ramenant à une situation antérieure, pré-agricole. Que sommes-nous prêts à sacrifier de notre confort pour nous libérer des contraintes que la civilisation nous impose ?

Harosseth (חרוסת). Quelle manière d’être vivant peut bien nous enseigner le mortier, me direz-vous ? Les briques que devaient fabriquer les hébreux étaient faites d’argile séchée. Ce matériau est réputé aujourd’hui être le support privilégié de la naissance de la vie. C’est au sein des argiles primordiales que les premières molécules organiques se sont constituées, comme le rappelle d’ailleurs la Genèse et plusieurs mythologies, c’est de la glaise qu’est créée l’humanité. La tâche assignée aux esclaves hébreux par Pharaon est ainsi de créer un matériau mort à partir du matériau originel de la vie, pour les constructions de l’orgueil de Pharaon. Encore aujourd’hui, alors que la vie n’a pour but que de recouvrir la Terre de toujours plus de vie, l’homme ne semble-t-il pas n’avoir d’autre but que de recouvrir la vie de Terre morte ? Il a été calculé que nous avons récemment atteint un seuil où la masse d’objets produits par l’homme dépasse la biomasse vivante. Pendant ce temps, l’économie s’affole qu’un cargo coincé dans le canal de Suez puisse ralentir le flot incessant d’artefacts de la mondialisation.

Cela ne nous indique-t-il pas la nature de l’esclavage dont nous devons sortir ?

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