Faux débat #3.1 – Israël-Palestine : importer le conflit ou l’exporter ?
S’il est un sujet riche en débats stériles et biaisés, hélas, c’est bien celui du conflit israélo-arabe. On se soucie beaucoup, en France et ailleurs, du risque d’importation du conflit. Mais n’est-ce pas oublier un peu facilement que la longévité de cette guerre bientôt centenaire tient beaucoup, surtout, à l’exportation de nos propres conflits idéologiques ?
La violence de la polarisation sur ce sujet ne tient pas tant au fait qu’il s’agit d’une guerre, la plus longue du xxe siècle, qu’au fait qu’il sert de marqueur idéologique à cette polarisation : en France, comme dans une bonne partie de l’Occident, si on est de gauche, on est pro-palestinien, si on est de droite, on est pro-israélien. Le reste du monde continue ainsi d’instrumentaliser ce conflit à son propre bénéfice, sans guère se préoccuper des populations qu’il prétend défendre. Et cela explique largement qu’il dure depuis 75 ans, sans le moindre indice de résolution.
Un déshonneur international
Si le conflit ne peut s’arrêter, c’est parce que trop d’acteurs ont intérêt à ce qu’il continue. À commencer par les américains et les russes, qui y retrouvent leur terrain de jeu favori de la Guerre froide. Sunnites saoudiens ou qataris et chiites iraniens ou libanais, ensuite, qui peuvent surenchérir dans la fraternité d’armes avec les Palestiniens sans avoir à s’affronter directement. Et puis, entre Europe et Maghreb, les fascismes de l’extrême-droite et des fréristes, qui rêvent d’accomplir la prophétie auto-réalisatrice d’Huttington pour conquérir le pouvoir, à la faveur du « choc des civilisations ». Enfin, dans nombre de nos démocraties, la posture idéologique sur le conflit permet d’entretenir une vision binaire de la politique, bien pratique pour tendre vers l’optimum politique bipartisan. Sans parler des marchands d’armes, bien sûr, qui disposent ainsi, pour leurs matériels si lucratifs, de testeurs et de démonstrateurs, bien difficiles à trouver en temps de paix. Est-il si surprenant, alors, que ce soit précisément au moment où la polarisation est à son comble un peu partout en Occident, et notamment aux États-Unis, en pleine campagne électorale, que le conflit s’exacerbe avec une intensité menaçant d’embraser le Proche-Orient tout entier ?
Aucune population n’a souffert aussi longtemps que celle du Proche-Orient, Israéliens comme Palestiniens, de servir de proxies aux intérêts stratégiques d’un grand nombre d’acteurs internationaux. L’explosion de violence actuelle démontre, s’il en était besoin, que l’absence de solution qu’entretient cette polarisation conduit à une situation effroyable pour tout le monde.
Alors que les réseaux sociaux nous harcèlent jusqu’à l’écœurement d’injonctions à l’empathie pour l’un ou l’autre camp, c’est à un tout autre sentiment qu’il nous faudrait pourtant aujourd’hui faire appel, un sentiment que nous nous efforçons justement sans cesse d’éviter : la honte. Nous pouvons nous étriper sans fin sur les responsabilités du Hamas et du gouvernement Netanyahou dans l’horreur à laquelle nous assistons aujourd’hui, mais à quel moment osons-nous faire face à notre propre culpabilité ?
Alors, vous qui cédez à la facilité d’une interprétation binaire de la réalité complexe du Proche-Orient, par pure paresse intellectuelle, honte à vous ! C’est un palestinien américain qui exprime le mieux, sans doute, combien il est nécessaire de sortir des idées pré-conçues sur les uns ou les autres. Un seul bémol : par sa forme, le texte présente un excès de symétrie, alors que la réalité sur place est fractionnée en une infinité de ruptures de symétries, dans un sens ou dans l’autre.
Vous qui sélectionnez vos indignations par réflexe partisan, et prenez prétexte de votre empathie vis-à-vis d’un camp pour ignorer sciemment les souffrances de l’autre camp, honte à vous ! L’article de Tenou’a ci-dessous rappelle que le sentiment qu’il y a « deux poids, deux mesures » peut être éprouvé par les deux protagonistes de l’histoire.
Vous qui vous contentez de positions idéologiques déconnectées de la réalité sans chercher de solutions en dehors d’une logique gagnant-perdant qui ne peut aboutir qu’à une barbarie inexpiable, honte à vous !
Vous qui affectez d’ignorer que « Palestine libre, du fleuve à la mer », inscrit sur la charte du Hamas, tout comme le « Grand Israël » des sionistes religieux, ne peuvent aboutir, au mieux, qu’à un nettoyage ethnique ou, au pire, à un génocide honte à vous !
Vous qui condamnez ainsi ceux-là même que vous prétendez soutenir à ne pouvoir devenir que des bourreaux, s’ils gagnent, ou des victimes, s’ils perdent, honte à vous !
[J]e peux comprendre qu’au Proche-Orient, la douleur et le deuil immense des Israéliens et des Palestiniens les empêchent de ressentir ou penser la souffrance de l’autre, fasse grandir leur indifférence ou leur esprit de vengeance, mais je ne pardonnerai pas et ne trouverai aucune excuse valable à ceux qui, aujourd’hui, ici, à des milliers de kilomètres, sont incapable d’empathie pour tous, incapables de reconnaître l’immensité des deuils, des souffrances, des traumatismes et des injustices que les uns et les autres subissent.
Delphine Horvilleur
Comment osez-vous, en soufflant ainsi sur les braises de cet incendie, qui menace d’embraser toute la région et met en péril l’équilibre du monde, ajouter ainsi au malheur de ces populations ! Comment osez-vous !
Ce n’est pas un match de foot ! Des gens meurent, des deux côtés, pour justifier vos postures idéologiques et satisfaire votre besoin égotique de vous croire dans le camp du bien…
Et nous-mêmes, du camp de la paix, qui échouons depuis si longtemps à offrir une alternative crédible, parce que nous nous raccrochons à des positions de principe réconfortantes, comme la solution à deux États, sans oser nous confronter au fait indéniable que la réalité est bien plus complexe, plus instable, avec ces trois territoires qui s’imbriquent et s’affrontent, honte à nous !
Si nous voulons vraiment aider les Israéliens comme les Palestiniens, alors il nous faut d’abord admettre que seul le soutien à la paix peut contribuer à résoudre les problèmes de chaque camp.
Soutenir le Hamas, même à mots couverts, n’est pas soutenir les Palestiniens. Les dirigeants du Hamas, bien à l’abri au Qatar et plus préoccupés de détruire Israël que du bien de leur population, ne lui ont apporté que misère et désolation. Pire encore, l’odieuse barbarie de l’attaque du 7 octobre a gravement compromis les chances d’existence d’un État palestinien, devenu pour une grande partie des Israéliens un épouvantail.
De même, soutenir Netanyahou n’est pas soutenir Israël, car l’échec d’une vision politique basée sur le maintien d’un statu quo intolérable et sur l’illusion sécuritaire apportée par le mur de séparation a mené au 7 octobre et à la guerre. Pire encore, le cynisme absolu consistant à prendre prétexte des agressions du Hamas pour poursuivre la colonisation de la Cisjordanie n’a fait qu’enseigner insidieusement aux Palestiniens que vivre pacifiquement aux côtés d’Israël n’aboutit qu’à la spoliation alors que la violence finit toujours par payer. Moyennant quoi, jamais la sécurité, l’avenir et la légitimité d’Israël n’ont été aussi compromis.
Et il nous faut aussi reconnaître qu’il ne suffira pas de bonnes intentions et de concepts mobilisateurs pour parvenir à la paix.
Ceux qui aiment la paix doivent apprendre à s’organiser aussi efficacement que ceux qui aiment la guerre.
Martin Luther King
Il faut d’abord accepter de nous confronter à la complexité de la réalité du Proche-Orient, sans chercher à la réduire à travers des grilles de lecture limitées et biaisées. Nous allons tenter de l’aborder dans un deuxième article.
Dans la nouvelle intitulée Ceux qui partent d’Omelas, Ursula K. Le Guin décrit en détail une cité radieuse, étincelante de créativité, d’empathie et de beauté. Puis explique comment c’est de la misère affreuse d’un enfant enfermé au tréfonds de la ville que dépend le bonheur de ses habitants. Chaque enfant de la ville en est informé, lors d’un rite de passage à l’âge adulte. Et c’est effectivement cette terrible prise de conscience essentielle qui influence ensuite leur comportement d’adulte pour prendre part à la grandeur d’Omelas.
Comment ne pas faire le rapprochement, quand on connaît son attachante complexité, avec la société israélienne ? Il semble effectivement que la confrontation quotidienne au dilemme éthique entre la défense du foyer national juif et une occupation contraire aux valeurs, justement, du sionisme originel, il semble que ce soit précisément cette tension qui donne à la société israélienne ce dynamisme et ses qualités inimitables.
Mais c’est aussi un piège mortel, et nous voyons aujourd’hui l’enfant misérable d’Omelas se lever et enfler comme un Golem déchaîné et incontrôlable, semant la mort et la destruction tout autour de lui, dans une frénésie suicidaire. La nouvelle se conclut ainsi :
“Il arrive parfois qu’un des adolescents, filles ou garçons, qui vont voir l’enfant ne rentre pas chez lui en pleurs ou en colère, ne rentre, en fait, pas du tout chez lui. Quelquefois aussi un homme ou une femme bien plus âgée garde le silence pendant un jour ou deux, puis quitte son foyer. Ces gens-là sortent dans la rue, et marchent le long des rues, seuls. Ils continuent de marcher, et marchent droit hors de la cité d’Omelas, passant les superbes portes. Ils continuent de marcher à travers les terres cultivées d’Omelas. Chacun s’en va seul, garçon ou fille, homme ou femme. La nuit tombe ; le voyageur doit descendre les rues des villages, entre les maisons aux fenêtres éclairées, et plus loin dans l’obscurité des champs. Chacun seul. Ils vont à l’ouest ou au nord, vers les montagnes. Ils continuent. Ils quittent Omelas, ils marchent devant eux, dans l’obscurité, et ils ne reviennent pas. Le lieu vers où ils marchent est un lieu encore moins imaginable pour la plupart d’entre nous que la cité du bonheur. Je ne peux pas du tout le décrire. Il est possible qu’il n’existe pas. Mais ils semblent savoir où ils vont, ceux qui partent d’Omelas.”
Ursula K. Le Guin, Ceux qui partent d’Omelas
De la même façon, si nous voulons mettre fin à la misère de l’enfant d’Omelas et libérer la cité de sa culpabilité, nous devrons nous résoudre à un tel acte de foi et nous affranchir enfin des solutions toutes faites pour penser hors de nos boîtes et trouver des configurations qui tiennent compte des acteurs régionaux essentiels. Nous essaierons de nous y atteler dans un troisième article.