Faux débat #2 – Sortir de la pensée binaire : l’exemple des retraites
Nous vivons dans un monde politique façonné par nos modes de décision. Notre démocratie (ou du moins ce que nous appelons ainsi actuellement), parce qu’elle s’articule autour du vote à scrutin majoritaire, tend à se réduire à un affrontement perpétuel entre deux camps — la droite et la gauche — dont les frontières et la configuration peuvent évoluer, mais pas l’opposition permanente.
Cette dichotomie influence sans cesse nos choix, qui nous sont presque toujours présentés sous forme d’alternative à deux termes : la solution de gauche contre la solution de droite. Ces alternatives résultent généralement moins d’une recherche raisonnée des bonnes solutions que d’un rapport de force entre les deux camps. Chaque camp ayant choisi sa solution, proposer d’autres alternatives relève de la trahison, parce qu’elle affaiblit la position de son camp. Il devrait pourtant être évident que, dans le monde complexe où nous vivons, vouloir réduire chaque aspect de nos vies à un choix binaire est un échec tragique de la pensée.
Le cas du débat sur les retraites est à cet égard emblématique.
■ D’un côté, la gauche soutient un système de retraite par répartition, un des principaux acquis sociaux du CNR, d’inspiration largement communiste. Ce système a parfaitement fonctionné pendant les Trente Glorieuses, propulsé par une forte croissance économique et démographique. Il semble plus juste, parce qu’il permet une meilleure répartition des richesses en permettant de payer une retraite même à ceux qui ont peu pu cotiser, grâce à la répartition — malgré tout très relative — des cotisations.
Mais il présente malgré tout certaines failles, dont une majeure, que nous affectons d’ignorer. La première étant qu’il repose sur la répartition entre générations, les actifs de demain devant payer pour les actifs d’hier. C’est la croissance — économique et démographique — qui permet d’équilibrer le système et de payer les pensions. Le principal problème aujourd’hui n’est pas tant la faiblesse de notre croissance démographique (bien qu’on n’ait cessé de nous seriner que nous ne ferions pas assez d’enfants, ce qui est faux, pour payer nos retraites, ce qui est inique), ni de notre croissance économique (voir à ce sujet l’excellente démonstration de Franck Lepage et Gaël Tanguy ci-dessous).
Non, le problème est plutôt qu’en faisant peser le poids de la répartition sur les générations suivantes, ce système contraint celles-ci à la croissance et réduit leurs choix économiques et sociétaux. C’est, encore une fois, une économie basée sur la dette. Les jeunes générations ont bien compris qu’elles toucheront moins et qu’en outre elles auront à payer plus pour les précédentes. Dans un contexte où nous autres « boomers » sommes tenus — sans doute à juste titre — pour responsables de l’état désastreux du monde, la pilule est difficile à avaler et conduit à un ressentiment et à une fracture intergénérationnelle croissants. Ce qui fait bien l’affaire de la droite.
■ De l’autre, la droite souhaite « réformer » le système de retraite pour imposer une retraite par capitalisation, qui, par essence, perpétue et aggrave les inégalités. Ne faisons pas ici injure à l’intelligence du lecteur en feignant de croire que la retraite par points ne mène pas inexorablement à la retraite par capitalisation. Tout le monde a bien compris que la réforme, dans un contexte où il devient de plus en plus difficile de maintenir son emploi jusqu’à l’âge de la retraite, aboutira mécaniquement à réduire les pensions. Elle contraindra donc les salariés à compléter leur retraite en souscrivant à un système privé de retraite par capitalisation, pour le plus grand bénéfice de Blackrock, entre autres.
Il est assez clair également qu’en prétendant sauver un système qui n’est pas menacé en soi, de nombreux analystes ayant démontré qu’il était globalement à l’équilibre, le gouvernement vise surtout à le saborder inexorablement.
Au milieu de ce débat intensément médiatisé, on n’entend guère de voix discordantes, et fort peu de vraie réflexion hors de l’argumentation pour ou contre les deux solutions existantes. N’y a-t-il donc rien en dehors du système de retraite par répartition, tel qu’il est actuellement, ou de celui par capitalisation ?
On pourrait pourtant imaginer tant de choses, avec moins de paresse intellectuelle.
Deux exemples :
● Pourquoi la répartition devrait-elle se faire obligatoirement entre les générations ? Ne pourrait-on pas plutôt imaginer que les cotisations d’une génération soient versées à un pot commun, tout le long de notre vie de travail, puis qu’au moment de la retraite, elles soient réparties entre tous les cotisants, pour assurer à chacun un minimum ? Cela éviterait de faire porter la dette sur les générations suivantes et assurerait une meilleure correspondance entre le nombre de cotisants et le nombre de bénéficiaires, puisque ce seraient les mêmes. Certes, une réforme de ce type aurait un coût, puisqu’il faudrait apurer les comptes des générations en cours pour redémarrer sur de nouvelles bases pour les suivantes. Mais n’a-t-on pas refinancé maintes fois les comptes du système actuel ? Tant qu’à refinancer le système, autant que ce soit de manière efficace et pérenne. Je n’ai pas les compétences pour faire les comptes de tout ça, mais il me semble que ça vaudrait le coup d’approfondir la question.
● Ne pourrait-on pas imaginer d’indexer la part patronale des cotisations sur la richesse moyenne produite par salarié ? Ainsi, les gains en productivité bénéficieraient également aux salariés, et le système s’équilibrerait de lui-même. On peut même imaginer une répartition au sein de ces cotisations en pondérant le taux de cotisation patronale en fonction de la taille des entreprises, pour ne pas alourdir excessivement la charge des PME.
Ce sont deux idées parmi d’autres, il ne s’agit pas de prétendre qu’elles sont la solution miracle à notre problème de retraites, s’il existe. Il s’agit d’ouvrir le débat, vraiment, sans en présupposer les termes, ni l’étendue. Il s’agit surtout de ne pas se le laisser confisquer par le Janus politique qui nous fait tourner en rond à coup de concepts opérationnels et de faux dilemmes.
Parce que, sans tomber dans le complotisme et sans renvoyer dos à dos droite et gauche à la façon de l’extrême-droite, cette réduction de tous nos problèmes à des choix binaires n’est-elle pas idéale pour fabriquer notre consentement en évitant de nous donner l’opportunité de nous poser les vraies questions ? Que serait le débat sur les retraites dans un contexte où les décisions seraient prises au jugement majoritaire, par exemple ? ou au consensus-consentement-majorité des deux-tiers, comme cela se pratique au Mouvement français pour un revenu de base ?
Les retraites, ce n’est pas un sujet technique, c’est un choix de société. Que voulons-nous ? Pourquoi ? Quelles sont les multiples solutions qui répondent à nos choix ? Comment les évaluer ? Comment, surtout, en décidons-nous ?