Barrage ou tremplin ?
Monsieur le président-candidat,
Je vous fais une lettre, que vous ne lirez sûrement pas, parce que vous n’avez pas le temps.
J‘ai peu d’espoir de vous atteindre, et encore moins de vous convaincre, mais il me semblait simplement important de témoigner que certains d’entre nous ne sont pas dupes de ce qui est en train de se produire.
Pendant cette période d’entre-deux-tours, vous nous appelez à faire barrage à l’extrême droite, mais je crois que vous savez très bien que ça ne fonctionnera pas. Votre seule réserve à droite fait la manche pour se faire rembourser ses frais de campagne, faute d’avoir atteint 5 %, et la majorité de ses électeurs iront de toute façon faire enfler les rangs de votre adversaire.
Si vous étiez sincère dans votre volonté de faire barrage à l’extrême-droite, vous auriez donc déjà convoqué les chefs de partis de gauche pour leur proposer de former un gouvernement d’union nationale, au risque de perdre votre propre électorat. Mais vous savez pertinemment que l’alliance de la carpe et du lapin est impossible et, quoi que vous en disiez, réconcilier la droite et la gauche n’a jamais été votre « proooojet ». Vous tentez manifestement de passer en force, et peu importe les conséquences. « Après moi le déluge », n’est-ce pas ? Vous appelez donc à un rassemblement, qui ne se fera pas, en faisant assaut de concepts mobilisateurs lors de ces one man shows interminables dont vous avez le secret, vous faites des concessions qui n’en sont pas, bref, vous continuez à faire du « et en même temps » en sachant très bien que personne n’y croit plus.
Vous comptez sans doute pouvoir vous éclipser ensuite discrètement, toucher un gros chèque, et être payé grassement à faire des conférences où vous expliquerez comment vous avez « tout fait pour éviter la paix, oups ».
Vous pensez peut-être qu’on se souviendra de vous comme de la dernière digue, se dressant courageusement face à la vague montante de l’extrémisme. Je pense qu’en fait l’Histoire vous associera à Daladier plutôt qu’à Jean Moulin.
Parce que la confiscation du débat public par un affrontement droite-extrême droite est une telle aubaine pour l’extrême capitalisme qu’il devient de plus en plus difficile de croire que ce n’est pas délibéré, que ce n’est pas une stratégie “gagnant-gagnant” (comme on dit chez McKinsey) savamment orchestrée. Si vous gagnez, vous aurez ainsi toute latitude pour continuer votre travail commandité de sape des acquis sociaux et des services publics, de destruction du monde vivant au profit de la croissance, dans le cadre d’un régime autoritaire « à visage humain ». Si vous perdez, un régime plus musclé s’en chargera. Face, je gagne, pile, tu perds.
Parce que la mise en place systématique par votre gouvernement d’un arsenal de surveillance et de répression inégalé, alors que le fascisme est aux portes du pouvoir, témoigne soit d’une complicité et d’un cynisme effarants, soit d’une naïveté et d’une incompétence inconcevables de la part d’un homme d’État.
Parce que la haine suscitée par votre politique brutaliste et confusionniste, prétendant n’être ni de droite ni de gauche, alors qu’elle est ultra-libérale, permet à Zemmour de discréditer toute la gauche en lui attribuant tous les maux du libéralisme (le tout englobé, à la Trump, dans le terme de “progressisme”). Née pendant votre quinquennat, l’extrême droite de Zemmour, en élargissant la fenêtre d’Overton, permet à Marine de passer pour modérée ! Plus grave encore, les valeurs d’humanisme, d’égalité, la démocratie, les droits de l’homme, le vivre-ensemble (utilisé comme hashtag pour dénoncer chaque fait divers impliquant des étrangers) deviennent une idéologie à combattre, et je ne parle même pas de l’écologie. Le retour à la barbarie est en train de se théoriser sous nos yeux, sur les réseaux sociaux.
Parce que, comme le dit brillamment Louis-Georges Tin, « Pour Emmanuel Macron, le barrage est un dispositif qui fonctionne à l’instant T. On vote Macron le Jour J, Le Pen est battue, la France est sauvée. On l’a fait en 2017, on doit le refaire en 2022. Et on doit le faire s’il le faut tous les 5 ans, en votant contre le RN chaque fois que celui-ci est au second tour. Mais pour beaucoup d’électeurs de gauche, le barrage est un dispositif qui doit fonctionner dans la durée. On vote Macron en 2017, pour faire barrage, certes. Mais ensuite, pendant 5 ans, il doit mettre en place une politique qui fasse baisser le RN.
Or 5 ans plus tard, Le Pen, qui était à 33 % au second tour en 2017, se retrouve à 49 % dans les intentions de vote. Par conséquent, pour beaucoup d’électeurs, c’est que le barrage n’a pas du tout fonctionné, bien au contraire. Dès lors, affirment ces électeurs, comment confier au pompier pyromane une nouvelle mission de sauvetage ? Et surtout, ne faut-il pas au moins qu’il admette sa responsabilité dans cette montée du RN, et surtout, qu’il nous explique en quoi son second mandat serait différent du premier ? En effet, s’il continue pendant 5 ans à agir de même, on peut comprendre que ces électeurs de gauche ne voient pas l’intérêt de voter pour quelqu’un qui n’est pas un barrage, mais un tremplin. »
Alors, oui, nous ferons barrage, de toutes nos forces, contre l’impensable. Mais si vous vous obstinez à faire tremplin, ça ne suffira pas. Il va falloir que vous arrêtiez de croire qu’il vous suffit d’abreuver les électeurs de promesses vides et de concepts mobilisateurs, d’inventer “quelque chose de nouveau” pour greenwasher votre “projet” libéral, en piquant des idées aux programmes de vos anciens adversaires. Il va falloir que vous alliez chercher leurs électeurs en leur proposant de vraies alliances et des engagements crédibles. Bref, il va falloir réaliser ce projet d’union nationale au-delà des clivages politiques que vous nous aviez vendu il y a cinq ans. Il va falloir parler avec la gauche, que vous avez “disruptée” il y a cinq ans, puis piétinée pendant tout votre mandat. A toute la gauche, de EELV à la France insoumise, en passant par le PC, pas juste à vos anciens complices du PS. Il va falloir sortir de votre arrogance et de votre doxa libérale, comprendre que ce n’est pas le peuple qui a besoin de pédagogie, c’est vous qui avez besoin d’apprendre à la fermer et à écouter – vraiment – ces gens que vous méprisez, à regarder leur réalité et à agir enfin pour le bien commun.
Si vous faisiez cela, alors oui, vous auriez une chance de gagner cette élection honorablement, voire de gagner le respect du pays. Le ferez-vous ? En êtes-vous capable ? J’aimerais tellement le croire.
Rien n’indique pourtant que vous en ayez l’intention, à moins d’une semaine du second tour. Oh, vous pourriez gagner, malgré tout. Mais si vous persistez à croire qu’une vingtaine de % des électeurs vous donnent la moindre légitimité pour imposer à tous un projet dont en fait personne ne veut, sauf ceux que vous servez, alors vous resterez à coup sûr dans l’Histoire comme le président “des derniers jours du reste de notre démocratie”, pour reprendre la formule terriblement caustique du “Journal à la con” de Blast.
En réalité, je suis convaincu que vous êtes parfaitement conscient de participer à l’effacement de la République. Parce que, dans le contexte de crise et d’effondrement généralisé où nous nous trouvons, il est peu probable que le pays s’en relève. Sans parler de l’impact sur l’Europe, qui risque d’être dévastateur, à l’heure où nous aurions pourtant besoin d’une union inébranlable face aux menaces hégémoniques de la Russie.
Alors, lorsque la digue aura cédé, la semaine prochaine ou dans cinq ans, je n’irai pas faire la morale aux chômeurs que vous menacez d’esclavage, aux retraités qui auront une pension misérable faute de pouvoir travailler assez longtemps, aux soignants et aux enseignants que vous avez méprisés, aux gilets jaunes qui se sont fait massacrer, à tous ceux “qui ne sont rien” et qui coûtent “un pognon de dingue”, de ne pas avoir fait leur devoir citoyen.
Par contre, soyez certain qu’il n’y aura pour vous ni oubli ni pardon.